mardi 10 mars 2009

Voici un article qui a fait beaucoup de bruit, en Russie comme en Géorgie, en suscitant des réactions diamétralement opposées. Réactions extrêmement négatives du côté russe, l’auteur étant maintenant désigné comme traître. Le billet « Merci de votre attention » est une réponse à ces attaques.
L’auteur, Alexandre Brailovski, né à Tbilissi en 1959, a fait ses études à Moscou, et vit depuis 1993 à Paris. Son article a été publié initialement par la revue « Lebed » éditée aux USA.
Avec l’aimable autorisation - et traduction - d’Alexandre Brailovski je vous en propose sa version française. C’est la toute première contribution à mon blog en français (voir la version géorgienne pour ceux qui lisent cette langue) et très représentative de ce que j’aimerais que ce blog devienne.


PAATA KOURDADZE



Alexandre BRAILOVSKI

LE PAYS DES PUCES FERREES

"A la mémoire de mon oncle Maurice"


Le grand poète russe du XIX siècle Fyodor Tiutchev, aristocrate et diplomate, a écrit un quatrain :
"On ne peut pas comprendre la Russie avec la raison.
On ne peut pas la mesurer à l’aune commune.
Elle a une stature bien particulière.
La Russie, on ne peut qu’y croire."

Les Russes adorent réciter le premier vers de ce quatrain.
Mais au XX siècle, un autre poète, Igor Gouberman, qui a passé quelques années dans le GOULAG, lui a répondu par un distique suivant :

"Il y a longtemps que le moment est venu, putain de merde,
De bien comprendre la Russie avec la raison ! "

Je suis plutôt d’accord avec cette proposition de Gouberman (y compris avec la forme grossière dans laquelle cette proposition est exprimée) d’essayer de comprendre ce que représente la Russie en réalité, laissant de côté le politiquement correct et appelant un chat un chat.

Les événements récents en Géorgie démontrent bien que la Russie n’a pas changé, qu’elle reste toujours l’empire qui ne veut pas laisser sa proie s’échapper, et que les raisons qui, à un moment donné, m’ont fait quitter ce pays, moi comme beaucoup d’autres, restent toujours d’actualité.

Les généralisations sont toujours douteuses (et c’est aussi une généralisation…). Il est peut être plus raisonnable d’essayer de comprendre les problèmes généraux à travers son parcours personnel. D’autant que ce parcours n’a rien d’unique.

En 1985, quand Mikhaïl Gorbatchev a annoncé sa « perestroïka », c’est à dire la réorganisation du pays, il a commencé par ce dont l’intelligentsia soviétique avait rêvé: il a autorisé la publication des œuvres censurées et interdites avant lui, où les auteurs disaient la vérité sur la vie soviétique, passée et actuelle. On a eu l’espoir: désormais, les gens trompés par la propagande mensongère, connaîtront la vérité, ils comprendront pourquoi leur vie était si mauvaise, et vivront mieux, « vivront sans mensonge », comme le prônait Alexandre Soljenitzyn (polémiste et écrivain, auteur de L’Archipel de Goulag, expulsé de l’URSS en 1974).

Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, on réalise à quel point ces attentes étaient naïves. Mais on l’a compris beaucoup plus tôt.
A l’époque, dans la seconde moitié des années 80, l’intelligentsia soviétique dévorait les revues, telles que « Noviy mir » (« Le Monde Nouveau ») et « Ogonyok » (« Une Petite Lueur »). Et, comme c’était souvent le cas, l’intelligentsia croyait que le peuple tout entier lisait les mêmes revues et se réjouissait grâce à cette liberté d’expression si longtemps attendue. Bien que le courrier des lecteurs, publié dans ces revues, laissait comprendre que, loin de là, tous les lecteurs n’étaient pas vraiment contents. Un soir, dans une cuisine moscovite où, selon une vieille tradition russe, on discutait entre amis de tous les problèmes mondiaux, un ami, agacé par ma naïveté, m’a dit : « Essaie de comprendre, enfin !... Combien de gens lisent ton « Ogonyok » ? Il est tiré à combien : un million, deux millions ? Admettons que chaque exemplaire soit acheté et lu et que chaque personne l’ayant acheté le passe encore à deux amis. Cela fait combien : six millions ? Et la population du pays s’élève à 300 millions ! Imagine une énorme marmite pleine d’eau, et une fine couche d’huile à la surface. La fine couche d’huile, ce sont les lecteurs de « L’Ogonyok ». Tandis que la marmite pleine d’eau, ce sont tous les autres habitants du pays. T’as pigé maintenant ? »

J’ai pigé. Bientôt j’ai quitté le pays, quand il est devenu clair que la liberté d’expression n’avait pas ouvert les yeux au peuple, que le peuple savait tout cela avant et, pire encore, que le peuple était content de sa vie passée. Seulement avant, on disait à ce même peuple qu’il vivait bien, qu’il était le meilleur, le plus intelligent, le plus spirituel, le plus humain, le plus travailleur et le plus juste, qu’il nourrissait et protégeait les malheureux du monde entier. Un proverbe russe dit que « la femme aime avec ses oreilles ». Et le peuple russe, confirmant la thèse de certains philosophes (tels que Berdiaev, Soloviev, et autres,) faisait preuve d’une certaine féminité du caractère national : il aimait avec ses oreilles et il adorait tous ceux qui le complimentaient. Cette féminité s’est avérée, en plus, très masochiste : au long de toute son histoire, le peuple russe a toujours préféré ceux de ses gouverneurs qui le traitaient avec une cruauté particulière : Ivan le Terrible (qui est surnommé en russe non pas le Terrible, mais le Redoutable, ce qui montre plus de respect et est moins négatif ; le Terrible est le surnom que lui ont donné les Européens…), Pierre le Grand (qui a un jour arraché la hache au bourreau pour couper lui-même les têtes aux rebelles !), Joseph Staline. Par contre, Alexandre II, qui a aboli le servage en Russie en 1861, et entamé une grande réforme du pays, a subi de nombreux attentats et a finalement été assassiné. Gorbatchev qui a proposé à ce peuple un mode de vie plus humain, plus normal que le précédent, a été chassé du pouvoir ; pour la majorité des Russes, il reste le plus haï et le plus méprisé des dirigeants de ce pays…

L’invasion militaire russe en Géorgie, en août 2008, soi-disant pour protéger les citoyens russes se trouvant en Ossétie du Sud, a posé à nouveau les vieilles questions concernant la Russie : qu’est-ce que ce pays et que signifie-t-il pour la planète ? Afin que cela ne sonne pas si grandiloquent, formulons la question autrement : pourquoi, de tous les temps, les citoyens de ce pays (et pas les pires !) essayaient de s’enfuir de Russie, et pourquoi ceux qui n’ont pas pu s’enfuir, y vivaient très mal, s’ils n’étaient pas torturés, envoyés au Goulag ou assassinés ? En fait, la seconde question répond à la première. On y pense en visitant le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois où beaucoup d’émigrés Russes sont enterrés. Est-ce qu’il existe, en dehors de la France, des cimetières où sont enterrés en masse les Français qui ont fui la France pour ne pas y être tourmentés ou assassinés ? Ou bien les Italiens, les Américains, les Anglais – en dehors de leur pays respectif ? Non, eux aussi, ils quittaient leur pays pour s’installer là où cela leur plaisait le plus, et non pas parce que leur vie était en danger chez eux. Je ne parle pas des époques très anciennes : pas la peine d’évoquer les protestants ayant quitté la France suite à la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685. On peut évoquer les Allemands qui fuyaient leur patrie dans la période du nazisme, mais ils ont eu le temps de revenir chez eux, cela n’a pas duré aussi longtemps…

Mais pourquoi parler des simples particuliers, aussi nombreux soient ils, quand les peuples entiers composant l’Empire Russe (qui s’appelait, depuis 1922, l’Union Soviétique) rêvaient de se séparer de la Russie ? Et ceux qui ont réussi à prendre leur indépendance subissent jusqu’à ce jour le harcèlement de la Russie qui ne veut pas les laisser tranquilles.

Je précise : je n’ai pas l’intention de me justifier. Au contraire, je considère ma décision de quitter la Russie, de partir vers l’inconnu, à l’étranger, avec un métier étroitement lié à la langue russe, et comprenant qu’il faudrait tout recommencer à zéro, comme l’une des plus sages de ma vie. Je prévoyais de très grandes difficultés, mais je ne pouvais plus rester en Russie.

Parce que, à ce moment-là, j’ai compris : ce que je ne pouvais pas accepter dans le mode de pensée en Russie, dans le mode de vie du peuple russe, n’était pas des défauts mineurs, secondaires et passagers, comme beaucoup le croyaient, mais ce qui constituaient l’essence même de ce pays et de son peuple. Ne pouvant pas changer le peuple, il fallait changer de pays.

Oui, il s’agit bel et bien du peuple. Parce que le pays, c’est le peuple. Il est impossible que la vie dans un pays soit bien et raisonnablement organisée, si le peuple de ce pays est paresseux, méchant, perfide et lâche. Mais il est également impossible que le peuple soit bon, intelligent, travailleur et épris de justice si la vie dans ce pays habité par ce peuple merveilleux est lourde, sale et insupportable.

En effet, qu’est-ce qui empêche la Russie de bien vivre ? De vivre normalement ? Mais… c’est quoi – « normalement » ? C’est, par exemple, quand les gens travaillent avec conscience, que le travail honnête peut garantir un niveau de vie correct, que le mensonge, les pots-de-vin, la corruption et les rapines ne deviennent pas la forme dominante de l’existence dans le pays, que les gens ne s’envoient pas les pires injures de façon permanente et gratuite, en manifestant leur haine à leurs concitoyens et compatriotes, et que la question ne se pose pas : qui est plus dangereux, les voyous ou la police ?..

Alors, quoi ? Les espaces ? Le climat ? Mais les espaces et le climat d’un pays comme le Canada sont tout à fait comparables à ceux de la Russie. Et pourtant, comme chantait le célèbre poète et chanteur Russe, Alexandre Gorodnitzky, en parlant du Canada : « Cela ressemble bien à la Russie, et pourtant, ce n’est pas la Russie… » Loin de là.

L’absence de ressources naturelles ? Tu parles ! En Russie, il y a de tout. L’Europe n’ose même pas rêver d’une centième partie des richesses naturelles russes. Non, pour ce qui est des richesses naturelles en Russie… tout va bien.
Alors, peut être, qu’il ne s’agit pas de quoi, mais de qui ? Quelqu’un empêche les Russes de vivre bien et de façon digne. Qui pourrait bien le faire ? A écouter la rue russe, ce sont les Juifs et les Caucasiens (que dans les médias russes on appelle gentiment « les personnes de nationalité caucasienne »). Le fait est, que les Juifs et les Caucasiens ensemble sont trop peu nombreux pour empoisonner l’existence des 140 millions de Russes. Si toutefois ils y arrivent, cela n’inspire pas beaucoup d’estime pour le peuple russe qui permet à cette poignée d’individus malfaisants de se laisser envenimer la vie de façon permanente. Par ailleurs, on a le droit de se demander dans quel but ces méprisables minorités pourraient gâcher la vie dans le pays où ils habitent eux-mêmes ?...

Alors, peut-être, ce sont les méchants de l’étranger ? Il y en a, bien sûr, des méchants à l’étranger. Mais eux non plus n’ont aucun intérêt à le faire. Le monde entier est plutôt intéressé à ce que la Russie devienne un pays paisible, prospère et stable, afin de faire du commerce avec elle. Donc, les méchants de l’étranger ne sont pas en cause non plus.

Ainsi on arrive à la conclusion que le seul responsable des maux du peuple russe n’est autre que le peuple russe lui-même.

Ce sont peut-être les communistes qui ont tellement perverti la façon de penser et de vivre de ce malheureux peuple, qu’il ne peut pas, à ce jour s’en remettre ? J’ai peur que non. N’importe quel historien digne de ce nom sait qu’une bande de voyous, même si elle arrive à s’emparer du pouvoir, ne peut pas y rester pendant 70 ans sans que le peuple de ce pays, c’est-à-dire la majorité de la population, la soutienne. Si les communistes sont restés au pouvoir en Russie pendant si longtemps c’est que leur régime correspondait aux attentes du peuple russe. Parce que le minimum de liberté est égal au minimum de responsabilité. Que quelqu’un d’autre prenne toutes les décisions pour nous. Cette attitude-là n’inspire pas de grand respect non plus.

Mais a-t-on le droit d’identifier le pouvoir soviétique avec la Russie et le peuple russe ? Oui. Parce que ce régime s’est enraciné et s’est raffermi en Russie, sans parler des pays comme la Chine, Cuba ou la Corée du Nord, et encore, c’était plus tard.

Bon, d’accord, mais avant la Révolution d’Octobre ?... Il y a plusieurs années, on entendait, de la part de certains auteurs, des gémissements sur le thème « Quelle Russie a-t-on perdu ! » A les écouter, avant 1917 la vie en Russie était merveilleuse, et puis les bolcheviks (les partisans de Lénine) sont venus et ont tout gâché. Avec ceci, on faisait souvent allusion que parmi ces bolcheviks mal intentionnés, il n’y avait presque pas de Russes (ethniquement parlant, car pour les Russes l’origine ethnique est très importante). Et c’est vrai. La faute, comme toujours, a été celle des Juifs. Il est vrai que les Juifs ont participé à cette révolution avec beaucoup d’enthousiasme. Mais pourquoi précisément en Russie ? Il y avait beaucoup de Juifs en Europe, en Amérique, en Australie où ils n’ont même pas pensé faire une révolution. Peut-être parce que, en Europe et en Amérique il n’y avait plus de « pogroms » - ce mot russe signifiant les massacres de Juifs, est entré dans la langue française, comme y entreront plus tard les mots russes « spoutnik », « Goulag » et « perestroïka »… Parce que en Europe et en Amérique il n’y avait plus de quota pour la participation des Juifs dans la vie sociale, ni d’interdiction aux Juifs d’habiter les grandes villes, parce que en Europe et aux Etats Unis les Juifs étaient considérés comme des citoyens à part entière et avaient les mêmes droits que les autres. Et les Juifs de la Russie d’alors croyaient naïvement que le problème résidait dans l’Etat injuste et non pas dans le peuple de ce pays, où on les humiliait et massacrait avec un tel acharnement. Il faut également ajouter que beaucoup parmi ces Juifs étaient imbibés de littérature russe classique et croyaient sincèrement aux mythes de la bonté, de la spiritualité innée et d’autres qualités exceptionnelles de l’âme russe que le peuple russe dans sa vie quotidienne cachait avec beaucoup de précautions et beaucoup de succès, probablement craignant les représailles de la part de son Etat cruel et injuste…

Dans un pays où tout va bien, il n’y a pas de révolution. Si on en croit la littérature russe du XIX siècle, les rapines, les pots-de-vin, la paresse, l’ivrognerie, la grossièreté et le mépris pour ses semblables ont toujours existé dans ce pays.

Oui, oui, je sais qu’il n’est pas bien de critiquer tout un peuple. Dans n’importe quel peuple il y a des gens très différents : les bons et les mauvais, les gentils et les méchants, les bien élevés et les goujats, les honnêtes gens et les voleurs, les travailleurs et les fainéants. Mais le mode de vie du peuple dépend de quel type de gens est majoritaire. Par exemple, chez les Européens, la politesse est plutôt une norme de vie, et la grossièreté, une exception. En Russie, c’est le contraire qui est vrai. Et cela, à tous les niveaux de la société. Et toujours. Quand l’empereur Nicolas I parlait au poète Pouchkine en russe, il le tutoyait. Mais quand il passait du russe en français, il le vouvoyait. Je précise : en russe le « vous » existe, ce n’est pas comme en anglais ! Ce n’était pas non plus l’expression d’une proximité, d’une intimité suprême entre le tzar et le poète, car Pouchkine n’avait pas le droit de tutoyer l’empereur. Curieux, non ? Louis XIV, ce symbole du pouvoir absolu, n’a jamais tutoyé personne. Il a même dit qu’il ne fallait pas insulter ses inférieurs qui n’avaient pas la possibilité de demander satisfaction. Mais c’était en France, au XVII siècle. Nicolas I et Pouchkine vivaient en Russie, un siècle et demi plus tard.

C’est pourquoi, en parlant d’un peuple et de son mode de vie, on a le droit d’évoquer les tendances dominantes qui déterminent précisément ce mode de vie. Oui, tous les Allemands n’étaient pas nazis. Pourtant Hitler est arrivé au pouvoir de façon plus ou moins démocratique, ce qui veut dire que le peuple allemand est bel et bien responsable de tout ce qui a suivi l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Et les Allemands ont reconnu cette responsabilité.

Est-ce que le peuple russe a reconnu sa responsabilité en quoi que ce soit ? Non. La faute a toujours été celle des étrangers. Et en plus, les Russes sont sincèrement persuadés (on le leur a trop souvent et trop longtemps dit, et ils aiment bien ça !) qu’ils ont toujours sauvé, protégé et nourri tout le monde et qu’ils ont toujours porté aux autres la chaleur et la lumière. Que tout le monde leur doit tout. Mais est-ce vrai ? Qu’en est il en réalité ? Les Russes ont-ils déjà fait du bien à quelqu’un? Le devraient-ils, d’abord ? Pourquoi devraient-ils faire du bien à quelqu’un d’autre ? Chaque pays doit tout d’abord penser à ses propres intérêts et protéger ses propres citoyens. Alors, posons la question autrement : la Russie a-t-elle fait quelque chose de bien pour ses propres citoyens ? Quelqu’un a-t-il jamais vécu ailleurs dans des conditions pires que les Russes en Russie ? Il vaut mieux ne pas évoquer ici certains peuples et tribus du tiers monde, ce serait encore plus vexant. (A propos du tiers monde, à part la Russie, l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, deux provinces séparatistes de Géorgie, a été reconnue par le Nicaragua, le Hamas et le Hezbollah. Quelle charmante compagnie, n’est-ce pas, que la Russie, le Nicaragua, le Hamas et le Hezbollah !)

Mais, en fin de compte, la vie des Russes en Russie et le choix de leurs amis, c’est leur affaire intérieure. Qu’ils vivent comme ils le veulent et créent les liens d’amitié avec qui il leur plait.

Le problème, c’est que la Russie, non seulement n’a jamais su vivre normalement au cours de toute son histoire, mais a toujours imposé son non savoir-vivre aux autres peuples. Elle envahissait de nouveaux territoires, avec leurs populations, et imposait à celles-ci son mode de vie. Les manuels d’histoire de l’époque soviétique prétendaient que la Russie faisait tout cela uniquement par sa bonté infinie. Dans un de ces manuels il y avait même la déclaration suivante : « La Russie n’a jamais mené de guerres conquérantes. » Quoiqu’une simple comparaison du territoire de la Russie de Kiev au XI siècle avec ses étendues de l’époque de l’Union Soviétique le démente formellement. Mais le grand avantage du peuple russe – au moins, pour ses dirigeants, - c’est l’absence totale de sens critique. Exemple : quand la perestroïka a commencé et quand on a pu lire dans les journaux et voir à la télé que chez nous aussi, il y avaient des crashs d’avions, le crime organisé, la drogue et la prostitution, ainsi que les catastrophes naturelles (parce que avant Gorbatchev tout ça n’avait lieu que dans les pays capitalistes), nombreux étaient les Russes qui ont reproché tout cela à… Gorbatchev, car avant son arrivée au pouvoir, la Russie ne connaissait pas de tels malheurs ! Avant Gorbatchev, le pays travaillait bien, remplissait ses granges et ses entrepôts avec des produits de première qualité, on nous le racontait et montrait tous les jours à la télé et dans les journaux, et tout le monde était heureux ! Et tant pis si, malgré tous ces succès formidables, on avait du mal à se procurer de la nourriture et des vêtements ! Dans la pensée populaire, ce fait n’avait rien à voir avec les informations télévisées… C’est pourquoi les Russes n’ont pas beaucoup de mal à croire, si la télé le dit, que c’est la minuscule Géorgie qui a attaqué l’énorme Russie.

…Quand les Romains envahissaient le monde, quand ils annexaient les territoires et leurs populations, ils construisaient des routes et des aqueducs et proposaient aux peuples vaincus une organisation de la vie et de la société plutôt raisonnable (avec toutes les réserves). Pourrait-on dire la même chose des envahisseurs russes qui n’arrêtaient pas d’envahir et d’annexer les nouveaux espaces sans jamais arriver à mettre de l’ordre dans ceux qu’ils possédaient déjà ? Non, parce que pratiquement tous les peuples composant l’Empire Russe et plus tard l’URSS, dès que l’occasion se présente, essaient de se séparer de la Russie. Et cette tendance est absolument justifiée : la Finlande, par exemple, ayant obtenu son indépendance vis-à-vis de la Russie en 1918, est devenue un pays prospère et florissant. Alors que la Russie, s’étant « débarrassé » de la Finlande, n’a pas mieux vécu.

Chose étonnante : selon toute logique géopolitique, tous les peuples de l’ex-URSS, tous ces Géorgiens, Ukrainiens, Estoniens, Lituaniens, Lettons, devraient vouloir être en très bons termes avec leur grande voisine Russe, puisqu’elle a plein de pétrole, de gaz naturel, de tout ce qu’il faut, et elle est si puissante, qu’elle pourrait les protéger, au cas où ... Eh bien, non ! Tout le monde s’enfuit. Ainsi que les pays qui ne faisaient pas officiellement partie de l’URSS, mais se sont trouvés sous son emprise après la Seconde Guerre mondiale, la Pologne, la Roumanie, la Tchéquie et la Slovaquie, la Hongrie, l’Allemagne de l’Est…

Pourquoi n’aiment-ils pas les Russes à ce point-là ? Ces mêmes Russes qui les ont libérés d’Hitler ? Voilà justement un cas où la Russie a fait du bien aux autres. En effet, c’est la Russie qui a brisé la colonne vertébrale à l’Allemagne nazie.

La Russie est très fière de sa victoire. Mais là aussi, il y a matière à réflexion. Non, il ne s’agit pas d’un révisionnisme quelconque. Il s’agit du prix. Dans un très beau film soviétique « La Gare de Biélorussie » les quatre amis, vétérans de la guerre se réunissent pour fêter l’anniversaire de la Grande Victoire, et ils chantent une chanson avec ces paroles : « …Et maintenant, on a besoin d’une seule victoire, d’une seule pour tous, on ne discutera pas son prix !.. » Je propose de réfléchir à cela. Ce prix monstrueux que l’URSS a payé pour sa victoire, est devenu, lui aussi, une raison de fierté nationale. Tandis qu’en réalité, il aurait dû devenir une raison de colère et de honte. En effet, dans cette guerre l’URSS (le vainqueur !) a perdu, dit-on, 27 millions de ses citoyens. Trois fois plus que les Allemands, vaincus, sur tous les fronts de la seconde guerre mondiale ! Et ce n’est pas uniquement à cause des atrocités des Allemands qu’il serait inutile de nier, mais plutôt à cause de l’incompétence des généraux Russes et du
gouvernement avec à sa tête le chef préféré du peuple russe Joseph Staline. Le problème est là : la vie humaine en Russie ne valait jamais rien. Ni à l’époque où Pierre le Grand bâtissait son Pétersbourg, comblant généreusement les marais finnois des serfs Russes (200 000 cadavres de paysans Russes sont entassés sous les pavés de la belle ville de Saint-Pétersbourg, ce qui n’empêche nullement les Russes d’en être très fiers), ni quand les généraux staliniens envoyaient

stupidement à la mort certaine les divisions entières là où, avec un savoir-faire professionnel, on aurait pu s’en passer… Mais à cette époque-là, Staline avait déjà éliminé presque tous ceux qui savaient commander à la guerre. Est-ce que la terreur des années 30 en l’Union Soviétique et les pertes humaines énormes, ainsi que l’organisateur « génial » de tout cela, ont suscité quelque colère chez le peuple russe ? Apparemment, non. Lors du récent concours télévisé où les Russes choisissaient celui qui, dans leur histoire, a le mieux exprimé l’âme et la force nationale, Staline s’est encore retrouvé à une place d’honneur ! Est-ce que la vie humaine signifiait quelque chose en Russie ? Ce pays est tellement bien peuplé, et les femmes russes mettront toujours au monde autant d’enfants qu’il en faudra. Donc, pas de regrets. Il faut ce qu’il faut, n’est-ce pas ? Les Russes sont toujours fiers quand ils payent quoi que ce soit au triple du prix. Et là, le poète n’a pas tort : on ne peut pas comprendre cela avec raison.

…A la fin des années 80, les discussions concernant l’indépendance géorgienne me laissaient assez sceptique. J’étais plutôt d’accord avec Gorbatchev, qui disait qu’il ne fallait pas rompre brusquement les liens formés pendant des siècles, qu’il ne fallait pas trancher dans le vif. J’avais des doutes : est-ce que la Géorgie pouvait survivre économiquement sans l’aide de la Russie ? Un jour l’écrivain Géorgien Djémal Kartchkhadzé m’a dit : « Oui, ce sera difficile. Mais imagine un autre scénario : si ce n’est pas la Géorgie, mais la Russie qui veut se séparer de nous, - il faudra bien survivre, non ?... »

Il faut expliquer que j’étais traducteur de la littérature géorgienne en russe. Il était clair pour moi qu’une fois la Géorgie séparée de la Russie, je restais sans mon travail bien-aimé et qu’il me faudrait changer de métier. A l’époque, je croyais encore que la vie commune russo-géorgienne était possible.

Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, je suis profondément persuadé que, quelles que soient les erreurs que commettent les dirigeants géorgiens tels que Zviad Gamsakhourdia ou Mikhéïl Saakashvili, leur désir de séparer la Géorgie de la Russie et de la faire entrer dans l’Europe, même au dépens des intérêts économiques de la Géorgie, est tout à fait justifié.

Parce que la Russie a apporté à tous ceux qu’elle a écrasés, beaucoup de mal. Elle a imposé le pouvoir soviétique – cruel, inhumain et mensonger. Elle a apporté le Goulag et brisé des millions de vies. Elle a imposé une économie inefficace où une seule branche fonctionnait plus au moins correctement:
l’industrie militaire. (Les Russes évoquent souvent avec fierté leurs exploits dans l’espace, mais les vrais buts de cette exploitation de l’espace ont aussi été militaires). Qui a jamais entendu parler de produits de consommation de bonne qualité de fabrication russe ? De vêtements, de chaussures, d’appareils
électroménagers, d’automobiles produits dans le pays qui a le premier envoyé un homme dans l’espace ? Du pistolet-mitrailleur Kalachnikov, oui. Mais on n’en a pas besoin tous les jours. Les gens dans le monde entier, y compris les Russes, quand ils peuvent se le permettre, portent des costumes anglais, des chaussures italiennes et des montres suisses, ils fument des cigarettes américaines, conduisent des voitures allemandes, utilisent l’électronique japonaise, les téléphones portables finnois, les parfums et produits cosmétiques français. La Russie, il est vrai, était célèbre pour son caviar et sa vodka. Seulement, le caviar n’est pas tout à fait produit par les Russes mais par les esturgeons, qu’ils ont presque tous éliminés; quant à la vodka, beaucoup de gens en Russie se sont récemment empoisonnés avec elle, et dans tous les cas, la vodka suédoise n’a rien à envier à la vodka russe. Par conséquent, toute réflexion faite, la séparation de la Russie ne devrait pas être si nuisible pour l’économie de ceux qui s’en séparent, on a déjà évoqué l’exemple finnois. L’Histoire a monté un formidable essai dans son laboratoire : un pays, avec le même peuple, les mêmes traditions, la même culture, après la guerre, a été divisé en deux parties, l’une est restée libre, l’autre s’est trouvée sous l’emprise Soviétique. Le résultat est sans ambiguïté : l’Allemagne de l’Est, la RDA, sous l’influence Russe, était beaucoup moins développée que l’Allemagne de l’Ouest, restée en Europe. Et pourtant, même la RDA travaillait et vivait mieux que la Russie !

…Vladimir Poutine a déclaré, un jour, que pour lui, la plus grande catastrophe du XX siècle, c’était l’éclatement de l’URSS. Non pas la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, qui a fait tant de mal à son pays et à tous ceux qui sont tombés dans la zone de son influence. Il a dit aussi que l’on ne pouvait pas comparer Staline à Hitler. Staline, selon Poutine, était quand même mieux. Poutine a dit également qu’il fallait inculquer à la jeunesse russe l’amour et la fierté de leur patrie, et que, par conséquent, il ne fallait pas « noircir » et critiquer le passé de celle-ci. Mais que faire si son passé est si noir et si critiquable ? A qui la faute, aux historiens honnêtes ? Les médecins croient que le premier et le plus important pas vers la guérison est le bon diagnostic. Si on continue, sans réfléchir, à se vanter du « glorieux » passé russe, ça risque très probablement d’amener le pays vers un avenir non moins noir et vicieux. Mais pour l’instant, en Russie, on recommande d’utiliser à l’école les manuels d’histoire dont les auteurs réhabilitent Staline et justifient ses représailles de masses, l’élimination sadique de dizaines de millions de gens qui n’ont commis aucun crime, pour les raisons d’Etat…

Il est vraiment étonnant de voir à quel point les Russes ont adopté le Géorgien Staline ! Il est vrai aussi que certains parmi eux l’ont considéré comme un criminel, mais ils ont expliqué cela, justement, par ses origines géorgiennes. Quand la perestroïka a – on a envie de dire : « éclatée » - les écrivains russes tels que Victor Astafiev et Vassili Belov, en parlant des suites catastrophiques de la révolution d’Octobre pour la Russie, essayaient de démontrer que cette révolution avait été imposée aux pauvres Russes par les méchants Juifs et Géorgiens, soulignant le fait qu’il y avait beaucoup de Juifs dans le parti de Lénine et appuyant un peu trop sur l’accent géorgien de Staline. Alors, un réalisateur de théâtre Géorgien Guiga Lordkipandzé a rétorqué, à juste titre, que Staline, quand il a quitté la Géorgie, n’était qu’un voyou, criminel de droit commun qui braquait les banques pour les besoins du parti bolchevik, et c’est seulement en Russie qu’il a réussi à devenir un grand chef d’état tant aimé par le peuple… A propos, dans certains domaines, les Soviets ont manifesté une sincérité extraordinaire : l’administration du Goulag traitait les criminels de droit commun comme les socialement proches qui ont fait un faux pas dans la vie, et ils bénéficiaient de beaucoup de privilèges dans les camps ; notamment ils étaient dispensés des travaux les plus durs, tandis que les prisonniers politiques étaient traités par la même administration avec une cruauté particulière, comme les ennemis du peuple. Il est évident que l’administration des camps a reçu des instructions conséquentes de « là-haut ». Que peut-on dire du pouvoir qui reconnaît publiquement sa proximité avec les voleurs, bandits et violeurs et proclame son hostilité aux professeurs, ingénieurs, savants et médecins en les éliminant systématiquement ? Et que dire du peuple qui aime ce même pouvoir soviétique et lui fait confiance, en toute connaissance de cause ? Les représailles staliniennes avaient une telle ampleur que le peuple ne pouvait pas les ignorer…

Une de mes amies, écrivain, journaliste, professeur à une des universités russes, après un travail méthodique sur les dictionnaires de la langue russe, est arrivée à une conclusion intéressante. Dans les années 20 et 30 du XX siècle, le jargon du milieu criminel était presque incompréhensible pour ceux qui n’avaient aucun rapport avec ce milieu (ce qui est plutôt normal). Or, aujourd’hui la situation est tout à fait contraire : la langue russe est infestée, imprégnée de l’argot des voyous. L’horrible phénomène de « dédovshtchina » dans l’armée russe (« la loi des anciens », espèce de bizutage quand les « vétérans » qui font leur service militaire depuis un certain temps, ont le droit de soumettre les nouvelles recrues aux humiliations et tortures les plus atroces, et de façon permanente), y est venu directement des camps du Goulag : ces « vétérans » de l’armée ne font pas autre chose que les caïds et les autorités criminelles qui imposent leur « loi » dans les prisons. Et il ne faut pas oublier que toute la population masculine de la Russie passe par cette même armée lors du service militaire obligatoire… Faut-il vraiment s’étonner que ce pays appartienne aux voyous ?

Beaucoup de gens se rappellent de la phrase de Vladimir Poutine : « Nous allons zigouiller les terroristes jusque dans les chiottes ! » Admettons que ce langage n’est pas digne d’un respectable chef d’état, c’est plutôt celui d’un voyou. Réfléchissons : on pourrait bien croire en la spontanéité de l’expression de dirigeants tels que Khroushtchev ou Eltsine sortis de la vieille école soviétique. Mais croire en celle d’un ex-officier du KGB, ex-espion qui a travaillé dans un pays européen… Difficile. Il sait très bien ce qu’il dit, et pour qui il le dit. Et, en tant que politicien intelligent, il dit ce qui lui apportera le soutien de la majorité de son pays. Et dans ce cas, le langage des voyous est plus que symptomatique… Son idole Staline n’avait pas besoin d’être vraiment antisémite lui-même pour inspirer l’affaire des « blouses blanches » au début des années 50 : le grand chef savait très bien que cette initiative le rendrait encore plus populaire aux yeux du peuple russe. Et il ne s’est pas trompé.

Si on en revient à la situation concrète en Géorgie en août 2008, force est de constater que la Russie soutient en Ossétie du Sud et en Abkhazie les mêmes tendances séparatistes qu’elle a réprimées et écrasées sans pitié en Tchétchénie. Drôle de logique… Par ailleurs, la Russie provoquait la Géorgie depuis longtemps. Il y a quelques années, les autorités russes ont déclaré que les habitants de l’Adjarie (une autre république autonome qui fait partie intégrante de la Géorgie et qui n’a jamais aspiré à l’indépendance) n’avaient plus besoin de visa pour aller en Russie. Ce qui voulait dire que les Géorgiens qui habitaient Tbilissi (la capitale de Géorgie) avaient besoin de visa russe, et les Géorgiens qui habitaient Batoumi (ville principale de l’Adjarie), - non ! Comme si, par exemple, les Américains ou les Européens avaient déclaré que les habitants de Saint-Pétersbourg n’avaient plus besoin de visa pour aller aux Etats Unis ou aux pays de l’Union Européenne tandis que les Moscovites en avaient toujours besoin ! Si ce n’était pas une provocation, c’était quoi alors ? Et est-ce que les Abkhaz auraient pu tout seuls, sans aide russe, chasser de l’Abkhazie les Géorgiens, beaucoup plus nombreux qu’eux-mêmes ? En effet, c’est très malin : distribuer les passeports russes aux Abkhaz et aux Ossètes afin d’avoir par la suite un prétexte pour faire entrer leurs chars et les soldats pour soi disant protéger « les citoyens Russes » !

J’aimerais bien que l’on me rappelle un seul cas où les autorités russes sont venues en aide à leurs citoyens se trouvant dans une situation difficile. Un seul ! Par exemple, aux marins russes mourrant au fond de la mer dans le sous-marin Koursk. Le président Russe de l’époque Vladimir Poutine n’a même pas interrompu ses vacances à Sotchi. Il est évident que ce n’était pas à lui de plonger au fond de la mer pour sauver les marins. Mais il n’a même pas jugé bon d’être là, au moins pour faire semblant de s’inquiéter de leur sort. Pour quoi faire ? Son comportement n’a pas bouleversé son peuple. Parce que, contrairement à ce que prétendaient les grands écrivains russes, la Russie est un pays cruel et inhumain, où la vie humaine, comme je l’ai déjà dit et répété, n’a jamais valu un kopek. « La protection de citoyens Russes en Ossétie » - mon oeil !...

A la question : si les Russes veulent vivre dans la même maison avec les Tchétchènes, les Géorgiens et autres « culs noirs », comme ils les appellent au quotidien, les Russes répondent sans hésitation : « Non ! » - « Alors, laissez-les partir, ils ne rêvent qu’à ça ! » - « Et puis quoi encore ! » - disent les Russes. Logique, n’est-ce pas ?

…La faute incombe, en grande partie, aux écrivains russes. En effet, ce sont eux qui ont créé le mythe de « la Sainte Russie », du peuple – porteur de Dieu dans son âme, de la grande spiritualité innée du peuple russe. Ils partaient probablement d’une supposition que seule une grande spiritualité pouvait engendrer un tel mépris pour son mode de vie au quotidien et cette tendance à vivre dans la saleté et dans la puanteur. Cette logique est loin d’être évidente : pourquoi donc la vie spirituelle demanderait-t-elle forcément la négligence et la saleté physique ? Par contre, ce mythe a été très commode : donc, nous vivons dans la merde non pas parce que nous sommes fainéants et ivrognes, mais parce que nous sommes terriblement spirituels ! Si on considère comme des manifestations de spiritualité la littérature, la musique, le théâtre et le ballet, la Russie serait vraiment un pays très spirituel. Faut-il seulement demander quel pourcentage de la population de ce pays est réellement intéressé par ces richesses spirituelles ? Il est tout de même bizarre que les gens possédant de telles richesses spirituelles, soient si méchants les uns envers les autres et qu’en même temps ils adorent tant l’assassin Staline qui reste pour eux le meilleur dirigeant de leur pays.

En ce qui concerne la spiritualité russe et « la Sainte Russie », on peut évoquer ceci. Pierre le Grand a su transformer l’église orthodoxe russe en une espèce de ministère contrôlé par l’Etat. Il n’y avait même pas le secret de la confession, les popes (prêtres russes) étaient obligés d’informer la police. Il y a quelques années (je ne crois pas que ça ait changé), il fallait payer pour entrer dans l’église russe à Nice, et c’est révoltant : l’église est la maison de Dieu ouverte à tous. Au début des années 90, sur la porte de la cathédrale St Alexandre Nevski (église principale russe de Paris), j’ai vu de mes propres yeux une telle annonce : « Ne pas venir ici avec demandes d’aide ». Si je ne l’avais pas vu, je n’y aurais jamais cru. Et cette annonce y a figuré assez longtemps. Puis, on l’a retirée. Dieu merci. Que ce soit à la conscience du pope de l’époque, l’Eglise ne peut pas porter la responsabilité de tous ses serviteurs. Mais elle est sûrement responsable de ceux qu’elle canonise parce que cela ne se fait pas par la volonté d’un pope égaré. Alors, pour quels mérites l’Eglise Orthodoxe russe a-t-elle canonisé Nicolas II ? Parce que son gouvernement incompétent avait mené la Russie directement à la révolution bolchevique ? Parce que cette révolution a amené au pouvoir les gens sans scrupule qui ont torturé et massacré, à la guerre et dans les camps de concentration du Goulag, des millions de Russes (de toute origine ethnique) ? Ou bien parce que lui et sa famille ont été fusillés dans la cave de la maison Ipatïev à Ekaterinbourg ? C’est triste, oui. On a pitié de lui et de sa famille. Mais ce n’est pas du tout un martyr – en comparaison avec ce qu’ont vécu les millions d’innocents par sa faute. Beaucoup d’eux voudraient bien troquer leur sort contre le sien…

Dans la grande littérature russe il n’y a pas de héros. Il n’y a pas de personnage auquel les gosses voudraient bien jouer. Il n’y a personne comme Lancelot ou le roi Arthur, Athos ou d’Artagnan, ou bien Avtandil ou Tariel – les héros du grand roman en vers géorgien du XIII siècle « Le Chevalier portant la peau de panthère », écrit par Chota Roustavéli.

C’est peut-être parce que l’histoire russe n’a jamais connu un tel phénomène comme la chevalerie, et ce qui allait avec – le code de l’honneur. En Europe, même si tous les chevaliers n’étaient pas sans peur ni sans reproche, si la vie était assez loin de l’idéal, cet idéal a au moins existé. Tandis qu’en Russie, c’est seulement Catherine II qui a aboli les châtiments corporels pour les nobles. L’aristocratie, la noblesse, quoi qu’on en dise, sont censées être l’élite de la nation. Belle élite, à laquelle on pouvait infliger une bonne fessée jusqu’au milieu du XVIII siècle ! De quel sens de la dignité, de quelle valeur de la personnalité humaine pouvait-on parler ?

Pourtant, la littérature russe ne s’occupait pas seulement de la création de mythes. Souvent, elle diagnostiquait merveilleusement bien certains phénomènes propres aux Russes. Nicolas Leskov, dans son récit « Le Gaucher », démontre un artisan de génie, fils de peuple avec des doigts en or, qui a su ferrer une puce – pour une exposition universelle, rien que pour étonner les Anglais considérés alors comme les plus habiles inventeurs. Les Anglais, en effet, ont été étonnés devant un tel savoir-faire. Aussi, probablement, ont-ils été étonnés par le phénomène : pourquoi avait-t-il fallu ferrer une puce ? Laquelle, soit dit en passant, une fois ferrée, a perdu sa capacité de sautiller. Mais ferrer une puce, les Russes en sont bien capables. En revanche, réparer une palissade ou bien une chasse d’eau qui fuit, ou ramasser les ordures, ou bien planter les fleurs autour de leur maison, ça non. Parce que cela n’étonnerait pas les Anglais. Ni personne d’autre.

L’un des personnages les plus sympathiques de la littérature classique russe est sans doute Oblomov – qui donne son titre au roman d’Ivan Gontcharov. Il est vraiment mignon : il ne fait rien. Il passe sa vie sur son canapé d’où il ne veut pas bouger même quand sa fiancée l’attend sur l’autre rive de la Néva : il lui avait promis de venir, de l’épouser, mais non. Il reste sur son canapé. Son meilleur ami, avec le nom d’origine clairement allemand – Shtoltz, l’homme d’affaire, actif, dynamique, toujours occupé, fait tout son possible pour sauver Oblomov de cette inactivité débile, mais en vain. Et à l’école russe, Oblomov a toujours été présenté comme personnage plutôt positif, contrairement à Shtoltz, qui, dans les yeux des domestiques d’Oblomov (du peuple, donc) est une espèce de diable incarné : pourquoi ne peut-il pas, lui aussi, s’installer sur un canapé et y rester sans bouger ?!... Comme ça, tout le monde serait heureux ! Ou bien, au moins tranquille.

Que se passe-t-il dans les œuvres de Tchékhov, en fin de compte ? Les gens instruits, intelligents, fortunés, exactement ceux qui doivent faire quelque chose pour leur peuple, le guider, crèvent de paresse et d’ennui. Ils ne veulent même pas faire ce qui est leur devoir professionnel : le médecin refuse d’aller chez une paysanne parce qu’il fait mauvais, parce qu’il est tard, parce qu’il n’en a pas vraiment envie…

Dans « La Cerisaie » les personnages qui soi-disant adorent leur cerisaie, ne veulent rien faire pour la sauver, même quand on leur propose une solution. Et la cerisaie périt. Ils préfèrent la vendre pour aller s’amuser en France. Et ce sont précisément les mêmes gens qui ont amené la Russie à la révolution. C’est la classe dirigeante. Et le peuple ? Dans la même « Cerisaie », le vieux et fidèle domestique Firs évoque souvent un certain « malheur ». Quand on lui demande, de quel malheur il s’agit, Firs répond : « Quand on nous a donné la liberté », il parle de l’abolition du servage en Russie en 1861. Peut être, ce peuple-là, en effet, n’a pas besoin de la liberté ?

A la fin du XVIII siècle, la Géorgie a demandé la protection de la Russie : son existence même était menacée par ses deux puissants voisins musulmans – la Turquie et l’Iran. Car la Géorgie était un pays chrétien orthodoxe, comme la Russie. La Russie a promis sa protection, et un traité a été signé à Guéorguievsk. La Russie a effectivement sauvé la Géorgie des envahisseurs turcs et iraniens. Mais beaucoup de clauses du traité de Guéorguievsk ont été violées par la Russie, qui a commencé la russification brutale de la Géorgie, et cela n’avait pas du tout été prévu par le traité. C’était le prix de la protection russe.

En 1918, la Géorgie a obtenu son indépendance. Elle rêvait, depuis longtemps déjà, de se débarrasser de ce « défenseur et protecteur » par trop encombrant. Mais l’Empire ne laisse pas facilement échapper sa proie : trois ans plus tard, Staline et Ordjonikidzé, un autre bolchevik Géorgien, y ont amené l’Armée Rouge – soi-disant à la demande de travailleurs Géorgiens (comme en 1979 – en Afghanistan), et la Géorgie a de nouveau repris sa place au sein de l’Empire Russe rebaptisé en l’Union de Républiques Socialistes Soviétiques.

Depuis 1991, la Géorgie essaie à nouveau d’obtenir son indépendance vis-à-vis de la Russie. Le fait qu’elle préfère la protection des Etats Unis et de l’Europe, est tout à fait naturel et compréhensible. Ce petit pays a payé la protection russe trop chère. Il est bien probable que les politiciens Géorgiens ne voient pas encore très clairement ce qu’est en vérité une société démocratique (elle aussi assez loin de l’idéal, il faut bien le reconnaître), mais ils ne se trompent pas sur l’essentiel : le chemin de développement proposé par les Européens et les Américains, est plus raisonnable et plus humain que celui de la Russie.

Selon l’opinion générale, de nombreux Russes aiment bien la façon musclée dont leurs dirigeants réagissent aux problèmes extérieurs : « Personne n’a le droit de nous donner des leçons ! » Ils aiment se sentir citoyens d’une puissance mondiale qui fait peur à tout le monde ou presque. C’est ce qu’ils ne peuvent pas pardonner à Gorbatchev : à la suite de la démocratisation du pays qu’il avait entamée, la Russie ne faisait plus peur, et il ne vient pas à l’idée des Russes qu’un pays puisse susciter chez les autres quelque autre sentiment. C’est pourquoi ils ont toujours besoin d’un ennemi. Besoin du sentiment qu’ils sont dans une forteresse assiégée. Tout d’abord, cela fait l’unification de la nation. Et puis, si on nous assiège, donc, on a besoin de nous ! Mais il faut, peut- être une fois de plus, laisser tomber le politiquement correct et dire aux Russes la vérité : non, on ne vous assiège pas, parce que personne n’a besoin de vous. On ne vous aime pas parce que vous êtes brutaux et cruels. On préfère acheter votre pétrole et votre gaz pour de l’argent, que d’envahir votre énorme pays si mal aménagé, avec sa population paresseuse et qui n’a aucune notion des valeurs normales.

Je sais très bien ce que l’on peut me répondre (à part les injures inévitables) : on peut citer de forts nombreux exemples d’exploits de Russes pendant la guerre, de leur héroïsme et sacrifices dans les moments les plus difficiles. Je ne le nie pas. Et c’est aussi une particularité bien russe : de manifester les meilleures qualités humaines dans les situations extrêmes, - mais surtout pas dans la vie quotidienne. Les situations extrêmes ne sont pas révélatrices. Quelqu’un qui n’a pas peur de la mort, n’est pas normal. Et nul n’est obligé d’être un héros. Mais pourquoi, bon sang, ne pas vivre humainement tous les jours ?!...
On peut me répondre également que les pages noires existent dans l’histoire d’autres pays et d’autres peuples. Et comment ! Dans le passé comme dans le présent. Mais il y a une différence. D’abord, les autres pays et peuples peu à peu surmontent leurs problèmes et admettent que dans leur histoire quelque chose a été mauvais, injuste et déplorable. Après deux siècles de racisme ambiant, les Américains ont élu un président mulâtre. Quant aux Russes, paraît-il, ils ne croient pas que dans leur histoire ils ont commis quelque chose de mauvais, puisqu’ils ne se reconnaissent aucun tort, aucune responsabilité et continuent à être « vachement » fiers d’eux et de l’histoire de leur pays.

De plus, quand les mêmes Américains sont fiers de leur démocratie et de leur économie, ils ont beaucoup de raisons, et ce, malgré les crises de l’une comme de l’autre. Les Russes sont fiers soit de ce qui n’existe pas en réalité, - leur fameuse spiritualité, par exemple, parce que la spiritualité n’a rien à voir avec le Bolchoï, la spiritualité – c’est, avant tout, la bonté vis-à-vis de son prochain, et surtout vis-à-vis des plus faibles, notamment, les enfants, les vieux, les invalides, - soit ils sont fiers de choses dont les gens normaux ne pourraient jamais l’être : des grandes souffrances de leur peuple et d’énormes pertes humaines.

Une chose est certaine : nombreux sont ceux qui ont fui ou ont essayé de fuir la Russie, et pas forcément pour des raisons économiques, mais plutôt pour sauver leur vie, leur liberté et leur honneur. On pourrait affirmer, avec la même certitude, que les cas contraires ont été extrêmement rares : les étrangers allaient vivre en Russie soit attirés par des gros gains, soit après avoir espionné ailleurs au profit de la Russie.

Je répète : n’importe quel peuple est composé de personnes très différentes. Il y a en Russie des millions de gens merveilleux, bons, plein de noblesse de l’âme, travailleurs et talentueux. Mais il est évident que ce ne sont pas eux qui déterminent le mode de vie dans ce pays, parce qu’ils sont trop minoritaires. Et ce sont eux qui souffrent le plus dans ce pays.

… L’attitude des Russes vis-à-vis des peuples que la Russie a su mettre sous son joug illustre elle aussi la thèse de la « féminité » de la nature russe. En effet, la Russie fait penser à une mégère autoritaire qui déteste son mari qu’elle aurait épousé par ruse ou par force il y a longtemps, mais qui serait plutôt prête à l’étrangler qu’à lui accorder le divorce, parce que l’idée qu’il puisse être heureux quelque part sans elle, lui est absolument insupportable : « Qu’il crève plutôt, mais auprès de moi ! »

Quand on prétend, en Occident, qu’il n’y a pas assez de démocratie en Russie, on se trompe profondément. La Russie est peut-être un des pays les plus démocratiques au monde. Je le déclare sans la moindre ironie. La démocratie signifie « le pouvoir du peuple ». C’est-à-dire, la démocratie – c’est quand arrive au pouvoir celui qui est investi du soutien, de la confiance et même de l’amour de la majorité du peuple. Eh bien, c’est exactement le cas en Russie. Je suis persuadé que, si en 1938 il y avait eu des élections libres, sans peur, sans

pression et sans aucune tricherie en l’Union Soviétique, Staline aurait été élu par la majorité écrasante du peuple russe. Et la situation n’a guère changé aujourd’hui, 70 ans plus tard. Il faut bien comprendre que le problème russe, ce n’est pas que les Russes avaient peur de Staline mais qu’ils l’ont aimé. Et qu’ils l’aiment toujours. La popularité tout à fait réelle, sincère de Vladimir Poutine en Russie le confirme. Et il ne faut pas se faire d’illusions : dès que la Russie se sentira assez forte, elle écrasera tous ceux qui se trouveront à sa portée. Le peuple russe a toujours soutenu et soutiendra toujours toutes les guerres que son gouvernement voudra bien commencer. Et ceux, en petit nombre, qui oseront dire un mot contre, seront déclarés traîtres et éliminés, avec le soutien total et sincère de la majorité, c’est à dire du peuple.

Si l’Occident ne veut pas que les chars russes se trouvent un beau jour sur les Champs Elysées, il doit se préparer très sérieusement à se passer du carburant russe et être en état de parler aux Russes dans le langage de la force. Parce que c’est le seul que ce pays comprenne et reconnaisse.

… En fait, le scénario est déjà prêt et a fait ses preuves en Ossétie du Sud... Les Russes pourraient, par exemple, inspirer « la jeunesse défavorisée de la banlieue Parisienne sensible », comme disent les journalistes, à demander la création d’une république islamiste autonome sur le territoire de cette même banlieue, leur promettre son soutien et distribuer quelques dizaines de passeports russes au jeunes d’origine magrébine et centre africaine. Ensuite, quand la police française se rendrait sur place pour éteindre les voitures incendiées et rétablir l’ordre public, les Russes amèneraient les chars pour défendre « leurs » citoyens. Parallèlement, ils pourraient mener des opérations semblables en Corse et au Pays Basque.
Pourquoi pas?
En tout cas, quand on essaie, n’en déplaise au grand poète Tiutchev, de comprendre la Russie avec la raison, il est difficile de croire que l’on puisse attendre quelque chose de bien de ce pays. Mais, du mal… à volonté.

Alexandre BRAILOVSKI

MERCI DE VOTRE ATTENTION !


J’aimerais prendre comme épigraphe encore une fois les vers de Tiutchev :
Il ne nous est pas donné de prévoir
Comment notre parole sera perçue…
Bien évidemment, j’ai attendu des réactions à mon essai « Le Pays des puces ferrées », j’ai même prévu que les réactions négatives seraient majoritaires, mais je ne m’attendais tout de même pas à un niveau aussi bas de la « discussion »…
Cependant, je voudrais y ajouter quelques mots. Tout d’abord, j’aimerais remercier tous ceux qui l’ont lu avec attention. Je remercie Youri Kirpitchev qui, dans sa critique l’a qualifiée « d’objectivité dégoûtante ». Il est vrai que j’ai essayé d’être objectif, et il est également vrai que cette objectivité ne fait plaisir à personne, y compris à moi-même. Je remercie surtout Valériy Lébédev qui a été le seul à oser publier mon essai dans son almanach, tout en le traitant de « russophobe » et même « un peu raciste ». La majorité des lecteurs pensent de même.
Je crois qu’il y a un malentendu avec l’emploi de certains mots.
« Le racisme est une idéologie qui postule une hiérarchie entre les êtres humains selon leur origine ethnique, désignée sous le terme de race. Plus généralement, le racisme désigne la croyance que de prétendues propriétés biologiques innées, attribuées à des groupes sociaux, conditionnent inévitablement l'accomplissement culturel et individuel. Le terme racisme peut également désigner une attitude de critique ou d'hostilité systématique envers l'ensemble d'un ou de plusieurs groupes ethniques déterminés. » (Wikipédia).
Cela ne me concerne absolument pas.
Je suis juif, je sais ce que c’est que l’antisémitisme, et rien que pour cela il est inadmissible pour moi de traiter les gens en fonction de leur couleur de peau ou de leur origine ethnique. Je suis incapable d’aimer ou de haïr quelqu’un parce qu’il est Russe, Français, Juif, Arabe, ou Géorgien. J’ai grandi à Tbilissi, où, dans une proximité qui ressemblait fort à une promiscuité, s’élevaient une cathédrale orthodoxe, deux synagogues, une mosquée et une église grégorienne, et où il n’y avait jamais (jusqu’à l’arrivé au pouvoir de Zviad Gamsakhourdia, en 1991) aucun conflit ethnique ou religieux. Mes meilleurs amis d’enfance et de jeunesse étaient, et restent toujours, des Géorgiens, des Arméniens et des Russes. M’accuser de racisme est aussi absurde que de traiter d’antisémite tous ceux qui n’approuvent pas la politique de l’Etat d’Israël.
Quant à la russophobie, c’est plus compliqué. Encore Wikipédia : « La russophobie est une aversion, une crainte, voire une attitude hostile envers la culture russe, les Russes, leur identité ou leurs coutumes, ou encore envers la langue russe, également décrites comme sentiments anti-russes. Le terme est employé dans deux contextes de base : dans des conflits ethniques avec la participation des Russes (citoyens de la Fédération de Russie ou de nationalité [ethnie] russe), et dans la politique internationale…« Russophobe » est un adjectif employé pour dénoter les sentiments anti-Russes, le plus souvent dans la politique et la littérature. »
Je n’ai strictement rien contre la culture russe, surtout pas contre la langue russe qui est ma langue maternelle et celle de ma pensée. Ceci dit, « Le Pays des puces ferrées » est l’expression même des sentiments anti-Russes… et donc, je suis, effectivement, un russophobe.
Je n’ai pas lu tous les échos suscités par mon essai : ils étaient trop nombreux. D’après ce que j’ai lu, j’ai pu constater que rares sont ceux qui ont compris que mon essai a été écrit avec de la peine et de la colère. Et c’est vrai. Car beaucoup de mes proches, beaucoup de gens que j’aime, habitent en Russie, et je ne veux qu’une seule chose : qu’ils vivent bien, eux et tous les autres habitants de ce pays. La façon dont on vit dans ce pays ne me laisse pas du tout indifférent. J’ai fait mon choix, je l’ai quitté, mais ce fait-là ne me prive absolument pas du droit d’exprimer mon opinion. Je ne suis pas d’accord avec mes adversaires qui refusent à mon article tout aspect positif : il y est bien dit qu’un bon diagnostic est le premier pas vers la guérison. Encore faut-il que le malade veuille admettre ce diagnostic et commencer le traitement… En tout cas, si on continue de penser que tout en Russie est, et a toujours été bien et juste, que le peuple russe n’a jamais fait de mal à personne, ni à lui-même, il n’y aura pas l’espoir d’une amélioration.
Ceux qui n’ont pas aimé mon essai, me traitent de tous les noms, dont « russophobe » est encore le plus gentil. Cependant, aucun de mes détracteurs ne me contrarie sur le fond. Monsieur Lébédev lui-même n’est pas d’accord quand j’écris qu’Hitler avait été élu démocratiquement. En effet, il a été nommé chancelier par le président allemand Hindenburg, mais cette nomination n’a tout de même pas été un coup d’état. Et puis, après la mort de Hindenburg, en 1934, il y a eu un plébiscite en Allemagne, et Hitler a été élu avec 86% de voix. Le même M. Lébédev a souligné que l’ « Oukaz (ordonnance) de la liberté de la noblesse » qui abolissait les châtiments corporels pour les nobles Russes, était préparé non pas par Catherine II, mais par son époux Pierre III, et Catherine n’a fait que le promulguer… mais il reconnaît lui-même que mon erreur n’est pas très importante. Quelqu’un d’autre n’est pas d’accord avec moi quand je prétends qu’il n’y a pas d’autres cimetières semblables à celui de Sainte-Geneviève-des-Bois, en région Parisienne, où sont enterrés environ 10 000 émigrés Russes, forcés de quitter leur patrie pour ne pas y être assassinés, - mais on ne cite aucun exemple. Et c’est à peu près tout. Mais tout cela ne change strictement RIEN dans mon analyse de la situation. Et si les faits sont en général exacts, la conclusion, hélas, l’est aussi.
Pour la plupart de mes adversaires et détracteurs, il est extrêmement important que je sois Juif et que j’ai quitté la Russie. Et alors ? Qu’est-ce que cela change dans la logique de mes réflexions ? Est-ce qu’une vérité exprimée par un émigré d’origine juive n’en est plus une ? C’est exactement comme ça que l’on pensait à l’époque soviétique. Je me rappelle que le KGB (« Komitet Gosoudarstvennoï Bézopasnosti » = « Comité de la Sûreté de l’Etat »), lorsqu’il voulait discréditer Alexandre Soljenitsyn (auteur de « L’Archipel de Goulag ») dans l’opinion publique, faisait courir le bruit que le vrai nom de l’écrivain était SoljeniTSER – cela sonnait juif, et c’était assez pour qu’un auteur portant un tel nom, n’inspire pas trop confiance au peuple russe...
A l’époque soviétique aussi, un célèbre humoriste Mikhaïl Jvanetzki (un vrai Juif, celui-là, pas comme Soljenitsyn !) s’est bien moqué de la façon spécifique, très répandue en URSS, de discuter : « …Il ne faut surtout pas écouter son interlocuteur. Il faut le jauger. Au moment le plus fort de la discussion, il faut lui demander ses papiers. Passer nonchalamment au tutoiement : « Et ça, ce ne sont pas tes putains d’oignons ! », et vous verrez : votre interlocuteur s’adoucira à vue d’œil ! »
Force est de constater que cette façon de discuter est toujours d’actualité chez les patriotes Russes. « Braïlovski » sonne trop juif pour eux. En plus, il s’agit d’un émigré qui a foutu le camp et s’est installé en France. Mais si l’essai « Le Pays des puces ferrées » était signé par un certain Ivan Petrovitch Sidorov (plus russe que ça, tu meurs!), prof de langue et de lettres russes, habitant de la bonne ville russe de Voronej, que diraient alors les défenseurs de la Russie ?
Mes amis Français à qui je parle de mon article et des réactions qu’il a suscitées, n’arrivent pas à comprendre pourquoi mes origines ethniques et le lieu de ma résidence énervent tellement mes lecteurs, et quelle importance ces choses-là peuvent-elles avoir lors d’une discussion ? Ils prétendent que, si j’avais écrit un essai semblable sur la France et sur le peuple Français, soit on serait d’accord, soit on me contredirait en fonction de mes arguments, et non pas en fonction de quelques autres circonstances. Donc, j’arrive à la conclusion que c’est tout de même une façon de discuter spécifiquement russe, que de ne pas écouter celui qui parle, mais de s’intéresser plutôt à ses origines ethniques. Mais si les Russes suivaient cette logique jusqu’au bout, ils n’auraient plus le droit de lire les poèmes de l’Africain Pouchkine (dont l’un des ancêtres était un Noir de l’Afrique acheté par Pierre Le Grand), ni ceux de l’Hispano-Ecossais Lermontov, ni consulter le Grand Dictionnaire de la Langue Russe vivante créé par le Danois Vladimir Dal ! Parce que tous ces gens, et beaucoup d’autres parmi ceux qui ont créé la culture russe, avaient des ancêtres étrangers…
Je n’ai jamais rencontré quelqu’un disant : « On m’a viré parce que je ne suis pas compétent, parce que je suis stupide et grossier, parce que je ne sais pas entretenir de bonnes relations avec mes collègues. » D’habitude on entend les gens dire ceci : « On m’a viré parce que je suis Juif (Arabe, Noir, émigré, Russe, - souligner ce qui vous concerne), et ils n’aiment pas ça… » Oui, le racisme existe. Mais il n’est pas toujours en cause. Quand vous êtes incompétent – c’est votre faute. Par contre, ce n’est pas votre faute si vous êtes Juif ou Noir. Comme ça, on ne peut pas se mettre personnellement en question. Mais celui qui ne se met jamais en question, ne verra aucune amélioration de son sort. Tout simplement parce qu’il restera toujours Juif, Noir ou Russe, s’il est né comme ça, et cela est « incurable ». Contrairement à l’incompétence, l’ignorance et la mauvaise éducation, car tout cela est surmontable, à condition que l’on veuille faire des efforts.
Apparemment, mes détracteurs sont persuadés que s’ils me traitent de russophobe, cela les dispense de m’écouter. (« Est-ce que l’on pourrait s’intéresser à l’avis de quelqu’un qui a un tel nez, comme ça ? » : encore Mikhaïl Jvanetzki.) Et là, Youri Kirpitchev a sûrement raison : comme les Juifs prennent souvent n’importe quelle critique pour de l’antisémitisme, les Russes la déclare l’expression de russophobie, ce qui les dispense de réagir et de changer quoi que se soit dans leur mode de vie. En effet, si l’auteur de l’article est russophobe, donc, tout ce qu’il écrit n’est pas autre chose qu’une méchante calomnie et un mensonge malintentionné.
Je pourrais, peut être, leur répondre ainsi : mes honorables (et pas trop) adversaires, si vous préférez voir dans mon essai la calomnie et le mensonge, je vous en prie, allez-y ! Tout ce que j’ai écrit sur la Russie, j’ai tout inventé, inspiré par la méchanceté russophobe. Alors qu’en réalité, la Russie est un pays magnifique. Ses citoyens s’aiment et se respectent mutuellement. Ils sont tous très bien élevés. La vie et la dignité de la personne humaine y sont appréciées par-dessus tout. Il n’y a pas eu de Goulag. Les Russes ont gagné la guerre contre les Allemands grâce à leur savoir-faire, et non pas au prix de pertes humaines monstrueuses et inutiles. Les gens travaillent honnêtement et consciencieusement, produisant les denrées de première qualité ce qui rend jaloux tous les autres peuples qui se les arrachent les uns aux autres. Tous les gens civilisés de la planète ne rêvent que de s’installer en Russie. Les lois russes qui sont justes, sont bien gardées par la police sans peur et sans reproche et par les magistrats incorruptibles, faisant peur aux criminels et respectés par tous les honnêtes gens. Enfin, le peuple russe déteste les tyrans. Et ainsi de suite.

Mais que faire alors d’autres types de réactions, où mes lecteurs qui ne sont ni Juifs, ni émigrés, ni russophobes, disent avec beaucoup d’amertume, qu’ils reconnaissent leur pays, soi-disant calomnié dans mon article, le pays où ils habitent toujours, eux. Que ça leur a fait mal de le lire, mais force leur est de constater qu’il y a beaucoup de vérité dans ce que j’ai écrit. Je crois que ces gens-là sont tout simplement les patriotes- les vrais- qui aiment leur pays et qui ont de la peine parce que dans ce pays il y a beaucoup à refaire. « Je me fous de ce que Gagarine, un Russe, était le premier homme dans l’espace, si les babouchkas Russes n’ont rien à bouffer, avec leur pension de retraite ridicule ! » - a écrit l’un d’eux en réponse à un autre qui glorifie la surpuissance russe.
Parce que aimer sa patrie n’est pas du tout casser la figure et faire fermer la gueule à tous ceux qui osent la critiquer. Cette façon d’agir est la plus simple et la plus nuisible pour cette même patrie. Aimer sa patrie, c’est essayer de l’améliorer et de la rendre le moins critiquable possible. C’est faire en sorte que ses habitants et citoyens y vivent heureux, qu’ils n’y soient pas arnaqués, humiliés ou assassinés, et que ce ne soit que des voyous et des minables qui aient envie de foutre le camp de ce pays… Et faire cela est autrement plus difficile que de déclarer comme voyous et minables tous ceux qui n’ont pas envie d’y vivre, pour les raisons mentionnées ci-dessus.
On a l’habitude, en Russie, de comparer l’amour pour la patrie avec l’amour pour sa mère : on ne choisit pas sa mère, on l’aime telle qu’elle est. Je dirais, moi, que l’amour de la patrie est plutôt comparable a celui de son enfant : Quand on aime son enfant, on essaie de lui donner une bonne éducation, en lui expliquant ce qui est bien et ce qui est mal, afin qu’il devienne quelqu’un de bien. Il n’y a que des parents stupides et irresponsables qui laissent leur enfant faire n’importe quoi et l’admirent quoi qu’il fasse. Et quand bien même on compare la patrie avec la mère, admettons que celui qui n’a pas eu de chance et dont la mère est alcoolique et débauchée, l’aimera malgré tout parce que c’est sa mère. Mais il est peut probable qu’il se vante de son ivrognerie et de ses débauches : s’il est un bon fils, il essayera plutôt de la faire soigner.
Tout cela ne sont que des lapalissades, des clichés. Et justement, beaucoup de mes adversaires ne voient dans mon article qu’un amas de clichés. J’aurais pu leur rétorquer que tout ce qu’ils citent comme la preuve de magnificence de la Russie – l’exploitation de l’espace, la fameuse spiritualité russe et la victoire sur le nazisme (je précise : sur le nazisme allemand, car leur propre nazisme, les Russes ne l’ont pas encore vaincu), n’est rien d’autre qu’un amas de clichés aussi.
Mais enfin, les dix commandements ne sont-ils pas qu’un amas de clichés, et ils le sont devenus même avant la venue de Jésus Christ. Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut plus en parler ?